Translation ou transformation.
Dans une série de livres (A sociable God, Up from Eden, The Eye of Spirit, par exemple) j’ai essayé de montrer que la religion a toujours rempli deux fonctions très importantes mais très différentes l’une de l’autre. D’un côté, elle agit de façon à créer du sens pour le moi séparé : en offrant des mythes, des histoires, des contes, des récits, des rituels et des reconstitutions qui ensemble aident le moi séparé à trouver du sens et à endurer les revers et les blessures du terrible destin. Cette fonction de la religion ne change pas nécessairement ni habituellement le niveau de conscience d’une personne ; elle n’offre ni transformation radicale, ni la possibilité d’une libération qui pulvérise complètement le sentiment d’être un moi séparé. Au contraire, elle offre consolation pour le moi, elle le fortifie, le défend et lui donne de l’importance. Tant que le moi séparé croit aux mythes, accomplit les rituels, dit les prières, et embrasse les dogmes, il sera, croit-on fermement, « sauvé » – soit dans l’immédiat dans la gloire de Dieu ou par les faveurs de la Déesse, soit plus tard dans une vie après la mort avec l’assurance d’un émerveillement éternel.
D’un autre côté, la religion a aussi servi – et cela le plus souvent pour une très très petite minorité d’individus – une fonction de transformation radicale, de libération. Cette fonction de la religion ne fortifie pas le sentiment d’être un moi séparé, elle le pulvérise totalement. Au lieu de consolation, elle apporte dévastation ; de retranchement, le vide ; de contentement de soi, une explosion ; de réconfort, une révolution – bref, plutôt qu’un soutien conventionnel de la conscience cette fonction provoque une transmutation, une transformation du fondement de la conscience elle-même.
On peut parler de ces deux fonctions si importantes de la religion d’une autre manière : la première fonction, celle qui crée du sens pour le moi, est un mouvement de type horizontal ; la seconde, celle qui appelle à transcender le moi, est un mouvement de type vertical (plus haut ou plus profond selon la métaphore que vous utilisez). La première, je la nomme « translation », la seconde, « transformation ».
Dans la translation, le moi accède simplement à une nouvelle façon de penser, de ressentir la réalité. On lui offre une nouvelle croyance – qui sera peut être holistique au lieu d’être atomiste, apportera pardon là où il y avait culpabilité ou sera relationnelle plutôt qu’analytique. Le moi apprend alors à interpréter son monde et son existence selon les termes de sa nouvelle croyance, nouveau langage ou paradigme, et cette translation nouvelle et enchanteresse agira, au moins de façon temporaire, en soulageant ou diminuant la terreur qui par nature est tapie au tréfonds du moi séparé.
Mais dans la transformation, le processus même de translation est mis au défi, observé, miné pour finalement être mis en pièces. Dans une translation typique, le moi (ou le sujet) accède à une nouvelle façon de penser le monde (ou les objets) ; mais dans la transformation radicale, le moi devient sujet d’enquête, il est scruté, saisi par le cou, et littéralement étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Encore une fois, dans la translation horizontale – qui est de loin la fonction la mieux partagée, la plus étendue et la plus usitée de la religion – le moi devient, pour un temps, heureux dans son avidité, satisfait dans son esclavage, calmé face à l’épouvantable terreur qui est au cœur même de son conditionnement. Dans la translation, le moi pénètre endormi dans ce monde, et trébuche, myope et insensible, dans le cauchemar du Samsara, muni d’une carte cousue de morphine pour le guider. Tel est en effet la condition commune à toute l’humanité religieuse, condition que précisément les maîtres d’une spiritualité radicale et transformatrice sont venus défier et ont fini par défaire.
Car dans la transformation authentique, il n’est plus question de croyances mais de la mort du croyant ; plus question de translater le monde mais de le transformer ; plus question de trouver du réconfort, mais l’infini de l’autre côté de la mort. Le moi n’est pas là pour qu’on le satisfasse mais pour qu’on le réduise en cendres.
Alors que de toute évidence je viens de parler en termes favorables de la transformation et de dénigrer la translation, en réalité dans l’ensemble, ce sont deux fonctions incroyablement importantes et totalement indispensables. Les individus ne sont pas pour la plupart nés éveillés. Ils naissent dans un monde de péché et de souffrance, d’espoir et de peur, de désir et de désespoir. Ils naissent en tant que moi, disposé et pressé d’en découdre, un moi débordant d’appétit, de soif, de larmes et de terreur. Ils commencent à un très jeune âge à apprendre à translater leur monde, l’interpréter pour le comprendre et lui donner un sens, et pour se défendre de la terreur et de la torture à peine dissimulées sous la surface heureuse du moi séparé.
Pour autant que nous, vous et moi, puissions vouloir transcender la simple translation et trouver une transformation authentique, il n’en est pas moins vrai que la translation remplit un rôle absolument nécessaire et crucial pour une part essentielle de notre vie. Ceux qui ne peuvent translater correctement avec un certain degré d’intégrité et de véracité, tombent rapidement dans la névrose ou, pire, la psychose. Le monde cesse alors d’avoir un sens : au lieu d’être transcendées, les frontières entre le moi et le monde commencent à s’écrouler. Loin de la révélation, c’est la régression, non la transcendance mais le désastre.
Cependant à un moment donné de notre processus de maturation, même la translation la plus adéquate et la plus solide ne remplit plus son rôle de consolation. Aucune nouvelle croyance, aucun nouveau paradigme, mythe ou idée ne ternira le flot d’une angoisse grandissante. Ce n’est plus une nouvelle croyance pour le moi mais une transcendance totale du moi qui devient alors le seul chemin possible.
Et pourtant les personnes prêtes à suivre un tel chemin sont une infime minorité. Elles l’ont toujours été et le seront probablement toujours. Pour le plus grand nombre, une quelconque croyance religieuse tombera dans la catégorie « consolation », utilisée comme une nouvelle translation horizontale pour façonner un sens à ce monde monstrueux. La religion a en majorité toujours servi cette première fonction et elle le fait très bien.
Voilà pourquoi j’utilise le terme de « légitimité » pour décrire cette première fonction (la translation horizontale et la création de sens pour le moi séparé). Offrir une légitimité au moi – une légitimité pour ses croyances, paradigmes, visions du monde, et façons de vivre – est une part importante des services rendus par la religion. Ce rôle de légitimation – aussi temporaire, relative, non-transformatrice, ou illusoire qu’il soit – a néanmoins représenté la plus importante fonction – unique en son genre – des traditions religieuses mondiales. Par sa capacité à offrir un sens horizontal, une légitimité et une sanction au moi et à ses croyances, ce rôle de la religion a de tout temps servi de « ciment social » unique, le plus important qu’une culture puisse avoir.
Il n’est jamais facile ni léger de toucher au ciment fondamental qui donne sa cohérence à une société donnée. Car le plus souvent, lorsque ce ciment se dissout – lorsque la translation se dissout – il en résulte, comme nous le disions plus haut non pas une révélation mais une régression, non pas une libération mais un chaos social. (Nous y reviendrons.)
Là où la religion de translation apporte légitimité, la religion de transformation offre authenticité. Les quelques individus qui sont mûrs – c’est-à-dire dégoûtés des souffrances du moi séparé et désormais incapables d’embrasser la vision du monde légitime – entendent de plus en plus intensément l’appel à une authenticité, un éveil, une libération authentiques. Et selon votre capacité à supporter la souffrance, vous répondrez tôt ou tard à l’appel de l’authenticité de la libération sur l’horizon perdu de l’infini.
La spiritualité de transformation ne cherche pas à soutenir ou à légitimer une vision du monde existante, au contraire, c’est en pulvérisant tout ce que le monde pense être légitime qu’elle apporte une réelle authenticité. La conscience légitime est sanctionnée par le consensus, adoptée par l’esprit de troupeau, embrassée simultanément par la culture et la contre-culture, promue par le moi séparé comme étant la façon de donner un sens au monde. Mais la conscience authentique se décharge rapidement de tout cela pour s’installer dans une perspective qui ne voit qu’une infinité radieuse dans le cœur de toute âme et ne respire qu’une atmosphère d’éternité extraordinairement simple.
La spiritualité de transformation, la spiritualité authentique, est ainsi révolutionnaire. Elle n’offre aucune légitimité au monde, elle le fracasse ; elle ne console pas le monde, elle le pulvérise. Elle ne satisfait pas le moi, elle le défait.
Cela nous conduit à plusieurs conclusions.
Qui veut réellement se transformer?
Il est assez communément établi que l’Orient est simplement inondé de spiritualité authentique et transformatrice alors que l’Occident, de par le passé et aujourd’hui avec le « New Age », n’est doté que de diverses formes de spiritualités horizontales, translatives, purement légitimes et donc forcément tièdes. Bien qu’il y ait une certaine vérité dans ces dires, la situation réelle est encore plus sombre et cela tout autant en Orient qu’en Occident.
Tout d’abord, alors qu’il est vrai que l’Orient à produit un plus grand nombre de maîtres authentiques, il n’en est pas moins vrai que le pourcentage de la population orientale qui est engagé dans une spiritualité authentiquement transformatrice demeure misérablement infime. J’ai posé la question à Katigiri Roshi, maître auprès de qui j’ai vécu ma première révélation (et non régression, espérons-le) : « Combien y a t il eu d’authentiques grands maîtres Ch’an ou Zen depuis le début des temps ? » Sans hésiter, il me répondit : « Peut-être un millier tout au plus. » J’ai demandé à un autre maître Zen combien de maîtres Zen Japonais éveillés – profondément éveillés – vivaient aujourd’hui, et il me répondit : « A peine une douzaine. »
Prenons comme hypothèse que ces réponses reflètent approximativement la vérité. Regardons les chiffres. Même si nous disons qu’il y a eu, au cours de son histoire en Chine, un milliard d’individus (une estimation très faible), cela voudrait dire que seules mille personnes sur un milliard sont passées maîtres dans une spiritualité de transformation authentique. Pour ceux d’entre vous qui n’avez pas à disposition une calculatrice, cela représente : 0, 000 000 1 pour cent de la population totale. Et même si l’on porte le chiffre à, disons, un million plutôt qu’un millier, cela ne représente que 0,001% de la population, autant dire une goutte d’eau dans l’océan.
En conséquence, on peut affirmer sans risque de se tromper que le reste de la population était, et est toujours, engagé au mieux dans diverses formes de religion horizontale, translative, purement légitimiste. Ils se livrent à des pratiques magiques, des croyances mythiques, des prières de supplication égotiques, des rituels magiques, etc. – autrement dit, des méthodes translatives pour donner un sens au moi séparé, fonction translative qui était, comme nous le disions, le ciment social le plus important jusqu’à ce jour de la culture chinoise (comme de toutes les autres cultures).
Ainsi, sans en aucun cas dénigrer les contributions réellement époustouflantes des superbes traditions orientales, on ne peut que constater que la spiritualité transformatrice radicale est extrêmement rare, n’importe où sur la planète et dans l’Histoire. (Les chiffres pour l’Occident sont encore plus déprimants. Je n’insiste pas.)
Donc, bien qu’il soit peut être juste de se lamenter sur le très petit nombre d’individus qui aujourd’hui sont engagés dans une réalisation spirituelle authentique en Occident, ne nous leurrons pas en déclarant que les choses étaient radicalement différentes en des temps plus anciens ou dans des cultures différentes. La situation a été à l’occasion un peu meilleure que celle que nous vivons aujourd’hui en Occident, mais la vérité n’en demeure pas moins que la spiritualité authentique est un oiseau incroyablement rare, en tout temps et en tout lieu. Partons alors de ce constat indéniable que la spiritualité verticale, transformatrice et authentique est un des joyaux les plus précieux de toutes les traditions humaines et cela précisément parce que comme tout joyau, elle est extrêmement rare.
En second lieu, bien que nous soyons tous deux profondément persuadés que le rôle le plus important que nous puissions remplir est d’offrir au monde une authentique spiritualité transformatrice, en réalité, ce que nous devons faire, principalement, pour apporter dans ce monde une spiritualité décente, est de proposer des modes de translation plus bienfaisants, plus salutaires. En d’autres termes, si nous-mêmes pratiquons, ou offrons, une spiritualité transformatrice authentique, ce que nous devons faire néanmoins pour une large part dans un premier temps, c’est mettre à la disposition des autres une méthode plus adéquate de translation de leur condition. Nous devons commencer par des translations salutaires avant de pouvoir offrir de façon efficace des transformations authentiques.
La raison en est que si vous retirez de façon trop abrupte, rapide ou inepte la translation à un individu ou une culture, il en résultera, je le répète, une régression et non une révélation, une dépression plutôt qu’un soulagement.
Deux exemples : En débarquant aux Etats-Unis, Chögyam Trungma Rimpoche, grand (bien que controversé) maître tibétain, est devenu célèbre parce qu’il répondait toujours à la question : quel est le sens du Vajrayana ? par ces mots : « Tout est Ati. » En d’autres termes, il n’y a qu’esprit éveillé partout où vous posez les yeux. L’ego, le Samsara, le Maya et l’illusion – rien n’a besoin de disparaître car rien de tout cela n’existe en réalité. Il n’y a que l’Ati, il n’y a qu’Esprit, il n’y a que Dieu, il n’y a partout que Conscience non divisée.
Absolument personne n’a compris. Personne n’était prêt à entendre cette réalisation radicale et authentique d’une vérité qui existe déjà et toujours. Alors Trungpa a fini par introduire toute une série de pratiques « mineures » aboutissant à cette ultime et radicale « non-pratique ». Il a introduit les Neuf Yanas comme fondement de la pratique – autrement dit, il a proposé neuf étapes, ou niveaux de pratique, qui mènent à l’ultime « non-pratique » du déjà et toujours Ati.
Beaucoup de ces pratiques étaient de simples translations, d’autres étaient ce que l’on pourrait appeler des pratiques de « transformation mineure » : mini-transformations par lesquelles le corps/esprit devenait plus ouvert à l’éveil radical déjà-accompli. Ces pratiques – de translations mineures – étaient nées de la « pratique parfaite », de la non-pratique, c’est-à-dire de la prise de conscience radicale, instantanée et authentique que, depuis le commencement, il n’y a que l’Ati. Ainsi, bien que le but préalable et le fondement permanent étaient l’ultime transformation, Trungpa a éprouvé le besoin de proposer des pratiques de translation et de transformation mineures afin de préparer ses élèves à l’évidence de ce qui est.
Il s’est passé exactement la même chose pour Adi Da, autre maître influent (et tout aussi controversé). Il s’agit cette fois-ci d’un américain. A l’origine il enseignait uniquement le « chemin de la compréhension » : non pas un chemin pour atteindre l’éveil, mais une investigation du pourquoi de ce désir d’éveil. Le désir d’éveil n’est en fait que la tendance avide de l’ego de tout saisir. Ainsi c’est la recherche même qui nous empêche de le vivre. La « pratique parfaite » ne consiste plus alors à chercher l’éveil mais à enquêter sur la motivation de la recherche elle-même. De toute évidence le but de cette quête est d’éviter le présent et seul le présent détient la réponse : rechercher toujours, c’est manquer la cible. Vous êtes toujours déjà esprit éveillé, et par conséquent chercher l’esprit équivaut à nier l’esprit. Vous ne pouvez pas plus réaliser l’esprit que vous ne pouvez réaliser vos pieds ou acquérir vos poumons.
Personne n’a compris. Alors Adi Da, tout comme Trungpa, a introduit une série de pratiques translatives et de pratiques de transformation mineures – sept étapes de pratiques, en fait – pour vous mener au point où vous pouvez vous dispenser de toute pratique et rester ouvert à la toujours/déjà vérité de votre condition éternelle et hors du temps qui était depuis le commencement absolument présente, mais ignoré de façon brutale par votre désir effréné de chercher.
Quoi que vous puissiez penser de ces deux maîtres, un fait demeure : ils sont les premiers à avoir sérieusement tenté d’introduire aux Etats-Unis la notion de « Tout est Ati » – Tout est Esprit – par conséquent toute recherche d’esprit est précisément ce qui en empêche la réalisation. Et tous deux ont découvert que même si l’on est profondément éveillé à l’Ati, éveillé à la vérité radicale et transformatrice du présent, les pratiques translatives et de transformation mineures sont néanmoins un préalable nécessaire à la transformation ultime.
Ma seconde conclusion serait donc, qu’en plus d’offrir une transformation radicale et authentique, nous devons toujours rester sensibles et attentifs aux nombreux modes de pratiques mineures et translatives qui sont eux aussi bénéfiques. Cette position plus généreuse en appelle à une « approche intégrale » de la transformation dans son ensemble, une approche qui honore et incorpore beaucoup de pratiques de transformation mineures et translatives qui recouvrent les aspects physiques, émotionnels, mentaux, culturels et communautaires de l’être humain. Cela en préparation et afin de devenir une expression de la transformation ultime vers l’état toujours/déjà présent.
Ainsi, même s’il est juste de critiquer la religion purement translative (et toutes les formes mineures de transformation), nous réalisons qu’une approche intégrale de la spiritualité est une combinaison du meilleur de l’horizontal et du vertical, de la translation et de la transformation, du légitime et de l’authentique. Concentrons alors nos efforts sur une vue d’ensemble saine et équilibrée de la situation humaine.
Sagesse et Compassion
Mon point de vue n’est-il pas terriblement élitiste ? Mon Dieu, je l’espère. Si vous regardiez un match de basket ne préféreriez-vous pas voir jouer Michael Jordan que moi ? Si vous aimez la pop musique, pour qui êtes vous prêt à payer pour écouter ? Moi ou Bruce Springsteen ? Lorsque vous lisez de la belle littérature, préférerez-vous passer du temps à lire Tolstoï ou moi ? Si vous payez 64 millions de dollars pour un tableau, le feriez-vous pour un Van Gogh ou pour un de mes tableaux ?
L’excellence est élitiste. Y compris l’excellence spirituelle. Mais l’excellence spirituelle, est un élitisme auquel nous sommes tous invités. Nous nous tournons d’abord vers les grands maîtres comme Padmasambhava, sainte Thérèse d’Avila, le Bouddha, Dame Tsogyal, Emerson, Eckhart, Maimonide, Shankara, Sri Ramana Maharshi, Bodhidharma, ou Garb Dorje. Mais leur message est toujours le même : laissez cette conscience qui est en moi être en vous. Vous commencez comme élitiste et vous finissez égalitaire, toujours.
Mais entre temps, il y a cette sagesse furieuse qui hurle dans nos cœurs; nous devons, tous, garder notre attention sur le but de la transformation ultime. Donc toute spiritualité intégrale ou authentique inclura forcément toujours un appel critique, intense et par moments polémique, de la part du camp de la transformation au camp purement translatif.
Si nous utilisons les pourcentages du chinois Ch’an comme exemple de base, cela veut dire que 0,0000001% de la population est engagé de façon active dans une authentique spiritualité, alors que 0,99999999 % de la population est impliqué dans des systèmes de croyances non transformatrices, non authentiques, purement translatives ou horizontales. Et cela veut dire, eh oui, que la grande majorité des aspirants spirituels dans ce pays comme partout ailleurs sont impliqués dans des pratiques qui sont loin d’être authentiques. Il en a toujours été ainsi; et c’est le cas maintenant. Ce pays ne fait pas exception.
Ce qui devient beaucoup plus dérangeant en Amérique aujourd’hui, est qu’une immense majorité d’adhérents de mouvements spirituels horizontaux prétendent souvent être à l’avant-garde de la transformation spirituelle, d’apporter le « nouveau paradigme » qui va changer le monde, la « grande transformation » dont ils sont les éclaireurs. Mais dans la plupart des cas ces nouveaux paradigmes ne sont pas transformateurs du tout. Ils sont purement et agressivement translatifs. Ils n’offrent pas de moyens efficaces pour démanteler le moi, mais proposent au moi de nouvelles façons de penser. Pas des moyens de transformation, mais des nouvelles façons de translater. En fait, ce que la plupart de ces mouvements proposent ce ne sont ni des pratiques ou des séries de pratiques, ni des sadhana, satsang, shikan-taza ou yoga. Ce que la plupart de ces mouvements offrent c’est : lisez mon livre sur le nouveau paradigme ! Tout cela est profondément dérangé et profondément dérangeant.
Ainsi les camps spirituels authentiques, tout en gardant le cœur et l’esprit des grandes traditions de transformation, feront coexister deux choses : une appréciation et un engagement pour les pratiques mineures et translatives (dont dépend leur succès généralement) et un cri du cœur tonitruant – hurlant que cette translation ne suffit pas en elle-même.
Par conséquent tous ceux qui ont été bousculés dans la profondeur de leur âme par la transformation authentique doivent, je le crois, en découdre avec le profond engagement moral, lancer cet appel du cœur – que ce soit tranquillement avec douceur et pleurant de réticence; ou avec un feu brûlant et une sagesse furieuse; ou par l’analyse lente et prudente; ou en étant un inébranlable exemple public. L’authenticité porte en elle de façon absolue une obligation et un devoir. Vous devez l’exprimer, secouer l’arbre de la spiritualité, braquer sur les yeux des complaisants les phares de votre réalisation au mieux de votre capacité. Vous devez laisser cette réalisation radicale déferler à travers vos veines pour ébranler ceux qui vous entourent.
Et si par malheur vous manquez à cet appel, vous trahirez votre propre authenticité. Vous dissimulerez votre état véritable. En refusant de déranger les autres, vous refuserez de vous déranger vous-même. Vous serez de mauvaise foi avec un mauvais relent d’infini.
Parce que, voyez-vous, ce qui est alarmant, c’est que toute réalisation porte en elle un terrible fardeau : ceux à qui il a été donné de voir sont simultanément harnachés à l’obligation de communiquer cette vision en termes très clairs. Tel est le contrat. Il vous a été permis de voir la vérité à la condition que vous la communiquiez aux autres (tel est en fait la signification des vœux du bodhisattva). Par conséquent, si vous avez vu, vous devez tout simplement le dire. Le dire avec compassion, le dire avec une folle sagesse, ou le dire par des moyens habiles, mais dire, il le faut.
Voilà le vrai et terrible fardeau, qui ne laisse aucune place à la timidité. Que l’on puisse se tromper n’est pas une excuse : que vous soyez juste ou non dans votre façon de communiquer n’a guère d’importance. Comme nous le rappelait si brutalement Kierkegaard, ce n’est qu’en parlant avec passion de votre vision que la vérité pourra pénétrer d’une façon ou d’une autre la réticence du monde. Il n’y a que cela qui compte. Que vous ayez raison ou que vous ayez tort, vous ne le découvrirez qu’à la force de votre passion. C’est votre devoir de mettre en avant cette découverte – de n’importe quelle façon – donc il est de votre devoir de dire votre vérité avec toute la passion et le courage que vous pourrez puiser dans votre cœur. Votre devoir est de crier comme vous le pouvez.
Le monde vulgaire hurle déjà et avec un vacarme tellement assourdissant que les voix plus justes sont à peine audibles. Le monde matérialiste déborde de publicités, d’attractions, d’incitations hurlantes, de commerce criard, de vagissements de bienvenue, d’invites aguichantes. Loin de moi l’intention d’être dur : il est important d’honorer les engagements mineurs, mais on ne peut ignorer que « âme » est devenu le mot le plus galvaudé dans les titres des meilleurs ventes en librairie. Cependant « l’âme » dont parlent ces livres n’est qu’un travestissement de l’ego. Dans l’appétit dévorant de l’avidité translative, le mot « âme » a pris le sens non pas de ce qui est éternel en nous, mais de ce qui en nous se débat à grands cris dans ce bas monde. Ainsi, aussi absurde que cela puisse paraître, « prendre soin de son âme » a fini par ne signifier rien d’autre que de se concentrer intensément sur notre moi ardemment séparé. Le mot « spirituel » est sur toutes les lèvres mais pour ne se référer généralement qu’à un sentiment profondément égotique, comme « cœur » finit par signifier toute sensation sincère de contraction intérieure.
Tout cela, en vérité, n’est que le bon vieux jeu de la translation sur son trente et un pour aller en ville. Cela serait plus qu’acceptable sans le fait alarmant que toutes ces manœuvres translatives sont dotées agressivement du nom de transformation, lorsqu’en fait ce ne sont que de fringantes translations. En d’autres termes, il semble que dans ce jeu de faire de toute nouvelle translation une grande transformation, il y ait hélas une profonde hypocrisie. Et le monde dans son ensemble, en Orient comme en Occident, au Nord comme au Sud, est et a toujours été totalement sourd à cette calamité.
Ainsi donc si, devant l’amplitude de votre propre réalisation authentique, vous vous prépariez à murmurer gentiment à l’oreille de ce monde presque sourd, mon ami, je vous dis non. Vous devez hurler. Hurler depuis le tréfonds de votre vision, comme vous le pouvez.
Non sans discrimination pourtant. Procédons à ce cri transformateur avec prudence. Laissons les petites poches de spiritualité transformatrice radicale, de spiritualité authentique concentrer leurs efforts et transformer leurs étudiants. Laissons ces poches commencer à exercer leur influence doucement, avec prudence, responsabilité et humilité, et tout en embrassant une tolérance absolue pour tous les points de vue, tenter néanmoins de défendre une spiritualité authentique, véritable et intégrale, tout cela par l’exemple, par le rayonnement, par une évidente délivrance, une libération manifeste. Que ces poches de transformation persuadent le monde et ses individus réticents avec douceur, défient leur légitimité, leurs translations qui limitent, et suscitent l’éveil de la torpeur qui hante le monde dans son ensemble.
Que cela commence ici, maintenant – avec vous, avec moi – avec notre engagement à respirer dans l’infini jusqu’à ce que l’infini seul devienne l’unique affirmation que le monde reconnaisse. Qu’une réalisation radicale irradie de nos visages, hurle de nos cœurs et tonne de nos esprits, ce fait simple et évident : que vous, dans l’immédiateté même de votre conscience présente, êtes le monde dans sa totalité avec toute sa froideur et sa fièvre, toutes ses gloires et sa grâce, tous ses triomphes et ses larmes. Vous ne regardez pas le soleil, vous êtes le soleil; vous n’entendez pas la pluie, vous êtes la pluie; vous ne touchez pas la terre, vous êtes la terre. Et dans cette lumière simple et claire, que l’on ne peut remettre en cause, la translation a cessé en tous les domaines, et vous vous retrouvez transformé en Cœur du « Kosmos » lui-même et là, à ce moment précis, tout simplement, tout tranquillement, tout est défait.
L’émerveillement et le remords vous seront alors complètement étrangers, de même que le moi et les autres, le dedans et le dehors n’auront plus aucun sens pour vous. Et dans ce choc de la reconnaissance – lorsque mon Maître est mon Moi et le Moi est le « Kosmos » dans sa totalité – vous pénétrerez doucement le brouillard de ce monde et le transformerez totalement en ne faisant rien.
Et alors, et seulement alors – avec compassion, soin et clarté, vous écrirez enfin, sur la tombe d’un moi qui n’a jamais existé : Tout est Ati.
http://www.now1.info/Fr/Textes/Translation_transformation/transformation_spirituelle.htm
jeudi 20 novembre 2008
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